Fragments de l'âge ancien, de Nathalie Dau
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Bien avant le financement participatif ou « crowdfunding », les maisons d’édition pratiquaient depuis longtemps la souscription (un appel à « précommandes » qui sont honorées seulement si le volume nécessaire est atteint) et la précommande (quoi qu’il arrive concernant la quantité commandée, la commande est livrée). Cela permet aux éditeurs d’avoir les fonds nécessaires à la fabrication et au paiement de l’à-valoir des auteurs lorsqu’il y en a un.
Cet été, j’ai donc participé à une souscription pour un recueil inédit de la talentueuse Nathalie Dau. Pourtant, le prix était important, 40 €. Mais que voulez-vous : couverture rigide, toilée, reliure avec tranchefile, annexes et illustrations exclusives, édition en 30 exemplaires seulement… Ben j’ai craqué. L’âme des bibliophiles est faible. Et leur compte en banque mis à rude épreuve.
Heureusement pour les autres, le recueil vient de paraître en format poche (voir les détails plus bas).
Le mot de l’éditeur
Le temps s’abreuve à de nombreuses sources.
Ton présent, Ceredawn, fut préparé de longue date, que nous l’ayons souhaité ou non.
Tu dis que tu veux comprendre ? Alors écoute, mon garçon. Écoute, ressens, apprends… et souviens-toi de tout ce qui fut avant toi.
Rassembler nos fragments te donnera plus claire image de l’avenir que tu es destiné à bâtir.
Cosmogonie, Éradication, dragons, lune bleue, maîtres-chats… et l’origine d’un dorsal, d’une statue aux bras brisés, d’une amitié nourrie de fascination et plus puissante que la mort. Dans ce recueil, Nathalie Dau lève le voile, par petites touches, sur les événements situés en amont de son cycle « Le Livre de l’Énigme ». Et prolonge l’enchantement.
En 9 nouvelles et 1 novella, une plongée dans l’univers de Nathalie Dau.
Mon avis
La première impression est celle de douceur : la jaquette offre un toucher pêche très agréable. Puis comme tout amoureux des livres, on enlève délicatement cette robe pour découvrir la couverture toilée d’un bleu profond, avec son dos où le titre et le nom de l’autrice ont été dorés. On continue en feuilletant pour découvrir les illustrations et les annexes (j’ai tendance à survoler les annexes avant de lire les textes, et à les étudier plus en détail après la lecture du texte principal). Enfin, on passe à la lecture.
... Mais bon, si vous avez la version poche, la qualité des textes reste la même, bien sûr ;).
Commentaire par texte :
« Cosmogonie », nouvelle
La voix de la narration est celle de l’être multiple en qui ont pris forme les « deux grands flux d’énergie divergente : la Loi et le Chaos ». La tension entre les deux forces constitue la base de cette cosmogonie développée dans les nouvelles et les romans du Livre de l’Énigme, et l’émergence des mondes et des êtres les peuplant se révèle possible que dans la douleur et l’amour. Pas de Bien et de Mal intrinsèques, mais bien deux forces, deux tendances, toutes deux nées d’une même source, comme si l’on avait séparé les deux moitiés imbriquées du yin et du yang.
Cette courte nouvelle constitue une excellente porte d’entrée dans l’univers de la saga ; toutefois, le texte est si dense que l’on peut se demander si Nathalie Dau n’évoque pas la nature même de l’artiste et le rapport entre créateur et création, et ce dès les premières lignes :
« Qui peut se vanter de détenir tous les secrets de l’Origine ?
Même moi, source et achèvement, je ne possède pas certaines des réponses. Et si je les possède, alors je n’en ai pas conscience. » (p. 5)
J’avoue beaucoup aimer cette idée que l’autrice me livre ici un aspect de ses secrets.
« Berceau d’écailles », nouvelle
Le jeune mage Namuh part à la rencontre de Phrunn, vieux sage qui a « bu l’eau de la Tourbe noire » et lui révèle nombre de secrets sur l’origine des marnes et des rives, bien avant l’âge des dragons et des humains, et sur la renaissance à venir des mages bleus. Le texte explore les origines d’une guerre terrifiante ainsi que le futur écrit d’une encre peut-être pas indélébile.
Extrait :
« À son tour, [Namuh] éleva les mains, les posa sur le visage du dragon et planta son regard dans les fragments de nuit qui le fixaient intensément, de toutes leurs étoiles. » (p. 37)
« L’Énigme de Namuh », prophétie
En prolongement de la nouvelle précédente, ce texte rédigé par Namuh lors de sa transe se trouve au cœur des romans comme texte sacré et prophétique – et là encore, comme révélateur du projet d’écriture.
« L’Epée sorcière », nouvelle
La terrifiante dragonne Voëre règne par la terreur et la mort ; dans ce texte, on apprend par quoi elle est dirigée et comment elle est défaite, bien loin des habituels combats de chevaliers, à rebours de ce que laisserait entendre le titre (on devine là une jolie facétie de l’autrice).
Extrait :
« Il faut aimer même la haine, murmura le mage. Pour ne jamais apporter d’eau à son moulin. » (p. 46)
« Ton visage et mon cœur », nouvelle (déjà publiée dans l’anthologie Victimes & Bourreaux, éditions Mnémos, 2011)
Cerdre est promise à Néras ; mais elle est bien jeune, et son père éprouve quelques réticences à laisser sa cadette. Aussi un arrangement est-il trouvé pour faire patienter le futur époux, le temps que la jeune femme ait l’âge d’être initiée… Une histoire bouleversante de jalousie portée à son paroxysme, lorsque, associé à une âme trop rigoureuse, ce sentiment aveugle et transforme le moindre geste de l’autre en tromperie impardonnable, et dans laquelle on découvre les origines de Cerdric Tirbald, le personnage principal du Livre de l’Énigme. Avec une très belle description, encore, de l’acte de création artistique.
Extrait :
« Cerdre. Pour elle, il se trouvait au-delà de l’amour. Elle était la déesse qu’il s’engageait à vénérer. Tout le sérieux, toute l’application qu’il avait mis à guerroyer, toute la dévotion qu’il avait accordée à son pays et à son suzerain, c’était vers elle, dorénavant, qu’il les tournerait. » (p. 53)
« Vicier l’azur », novella
Un ancien barde veuf et une ancienne tresseuse de paniers mariée à une brute se rencontrent et se lient en un amour noir né de leur colère et de leur ressentiment, de leur cruauté, et alimenté par une lecture dévoyée des textes sacrés. On découvre ici l’origine de la persécution que vont subir les mages bleus – et les horreurs dont sont capables ces deux êtres laissent deviner l’ère épouvantable qui s’ouvre. Comme souvent, la lecture ouvre la réflexion sur des épisodes de notre Histoire voire qui nous sont contemporaines.
Extrait :
« Ainsi naquit la Secte des Libérateurs, qui vicia l’azur, répandit l’hérésie, sema les germes destinés à croître en forêt de bûchers.
En d’autres temps, ces deux graines malades auraient vite flétri, mais elles furent plantées dans un sol favorable, déjà déterminé à nous haïr. » (p. 117)
« Cantique de Kernann », cantique
Le deuxième texte fondateur et évoqué dans Le Livre de l’Énigme, après l’Énigme de Namuh.
« Shéradye », nouvelle
Lorsque la lune Mabaël, sous la magie des fées, se colore de bleu, elle devient Shéradye, et révèle alors les êtres porteurs du drac, le don de magie (en gros, hein), alors même que les mages bleus sont traqués et exterminés. Ce texte commence avec la description de l’angoisse où se trouve la formidable Milga, dont le fils semble posséder le drac. Puis on continue avec le récit de la vie quotidienne dans la terreur, pour cette femme au courage de mère incroyable. Dans la saga, cette nouvelle raconte la période dite de l’Éradication ; et encore une fois, cela illustre nombre de périodes terrifiantes de notre Histoire réelle et de notre présent.
Extrait :
« Le second colporteur lui avait apporté (…) l’annonce du trépas. Milga n’avait pas pleuré. Pas à ce moment-là. Pas devant cet homme dont elle ne savait rien. Elle avait feint de se réjouir, au contraire. Clamé combien elle méprisait le lâche qui l’avait abandonnée, combien elle vomissait l’Équilibre et tous les bleus dont l’Ordre se parait…
Pour te protéger, Urbanel. Des autres autant que de toi-même, s’il faut que cela soit ainsi. » (p. 127)
« Un éveil », nouvelle
Le jeune Ardégyl découvre les pratiques de sa future belle-famille tout entière vouée à l’éradication des êtres possédant le drac, et dont le palais somptueux cache des bas-fonds terrifiants, dans un contraste saisissant. Où on lève le voile sur Shourya ainsi que sur la jeunesse d’Ardégyl, et pourquoi « Seul, (…) [il] tenta de s’opposer à l’Éradication » (Source des Tempêtes, éditions Les Moutons électriques, p. 16). Avec cette nouvelle, nous arrivons donc à l’époque contemporaine aux événements des romans.
Extrait :
« Elle se tenait là, enchaînée, recroquevillée contre la paroi du fond. Sa peau brune, encore assombrie par la crasse, s’exposait largement par les nombreuses déchirures de ses habits. Sa robe, autrefois bleue, n’était plus que lambeaux (…). Mais elle leva la tête, et darda sur chacun le feu de son regard, dont Ardégyl ne put discerner la couleur. » (p. 138)
« La mémoire du dorsal (celle qui demeurait) », nouvelle
Le point de vue est celui de Bradian, déodar envoyé en mission pour retrouver et châtier la mère d’un hors-la-loi, Cirwen. Celle-ci, consciente de son sort, semble résignée… Une histoire de vengeance guidée par la magie et les fées, et une réflexion sur le sens du devoir qui fait perdre le sens critique et parfois son humanité. La puissance du destin auquel on ne peut échapper rappelle le mythe d’Œdipe. Cette nouvelle fait écho à un passage clé de Source des Tempêtes, avec un tout autre dénouement.
Extrait :
« L’empereur, ce poète inspiré, ce peintre de talent, dont l’encre et les pigments sont faits du sang de ses victimes… L’empereur a reçu Bradian et lui a dit : “Rends-toi dans les Marches du Nord : à Nostare, là où s’affrontent les racines. Là où enragent les arbres, au pied de la montagne nue qui se dresse d’un coup pour dominer leurs faîtes verts. Des larmes coulent en cet endroit : un ruisseau pâle et froid, plein de colère et de révolte, de défi.” » (p. 147)
Annexes
Elles présentent le découpage du temps (calendrier, heures, fêtes) sous forme d’extraits de livres et d’une comptine (une très jolie idée !), ainsi que des « notes à l’usage des maîtres-sculpteurs » qui nous révèlent les attributs et les formes des douze figures divines ; enfin, un petit précis linguistique permet d’apprendre à prononcer sans erreur les noms des personnages et des lieux de la saga.
Commentaire général :
Depuis la cosmogonie jusqu’à l’époque contemporaine des romans, ce recueil apporte un complément indispensable à la saga. On y retrouve tout ce qu’on aime dans les titres de Nathalie Dau : un style impeccable qui sait tout autant dépeindre en poésie des paysages où l’on a envie de se blottir que l’horreur la plus extrême dans les actes des humains ; un univers foisonnant de références et riches de personnages en nuances ; une narration dont l’habileté réside dans la manipulation de la tension entre Loi et Chaos, ce qui évite l’écueil du manichéisme que l’on trouve souvent en fantasy. Le recueil ne se dévore pas, il se savoure tant on a envie de se délecter de cette langue soignée et des images créées, tant on devine de niveaux de lecture possibles.
Dans le même univers
Source des tempêtes, Le Livre de l’Énigme, tome I, éditions Moutons électriques
Bois d’ombre, Le Livre de l’Énigme, tome II, éditions Moutons électriques
Dernière minute
Sur le site de la maison d’édition, je découvre qu’est en préparation un autre roman de Nathalie Dau, Le chaudron brisé. Vivement !
Informations complémentaires
Fragments de l’âge ancien, de Nathalie Dau
Éditions Les moutons électriques – Distribution Harmonia Mundi
Tirage de tête :
ISBN : 978-2-36183-405-0
Tirage limité, « hardcover » (relié, toilé, cousu, gardes blanches, sous jaquette couleur).
Tirage de tête limité à 30 exemplaires, cartonné toilé bleu, sous jaquette inédite de Melchior Ascaride. Avec des annexes inédites et exclusives à cette édition.15 × 23 cm – 186 pages
Paru le 18 juillet 2017
40 €
Format poche :
ISBN : 978-2-36183-393-0
Broché 11 × 18 cm – 208 pages
Paru le 7 septembre 2017
7,90 €