Armageddon Rag, de George R.R. Martin
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Depuis au moins l’Antiquité et les représentations de scènes homériques sur des vases, les arts se nourrissent les uns des autres. Dans mes dernières lectures, après Karim Berrrouka qui puise dans le répertoire punk pour son Club des punks contre l’apocalypse zombie, j’ai eu envie de rock avec George R.R. Martin (oui, celui de « Game of thrones »). Armageddon Rag était dans ma pile à lire depuis trop longtemps.
Le mot de l’éditeur
Jamie Lynch, l’imprésario d’un des plus grands groupes de rock des années soixante, les Nazgûl, est retrouvé [mort]. Un meurtre qui en fait remonter un autre à la surface : celui du chanteur du groupe, abattu en plein concert, en 1971. Deux crimes non élucidés distants d’une dizaine d’années. Une énigme. Parce que son quatrième roman est au point mort, parce qu’il a suivi l’affaire Charles Manson en tant que journaliste, parce qu’il est fasciné par l’histoire et la musique des Nazgûl, l’écrivain Sander Blair décide de mener sa propre enquête et d’en tirer un livre, son De sang-froid. Mais Sander va rapidement se rendre compte que, malgré les apparences, le meurtre de Jamie Lynch n’est pas une nouvelle affaire Sharon Tate. C’est bien plus compliqué. Et bien pire.
Thriller fantastique hanté par des visions d’apocalypse, fascinante plongée dans l’Amérique de l’après-guerre du Viêt Nam sur laquelle plane le fantôme de l’âge d’or du rock, Armageddon Rag est une des réussites majeures de George R. R. Martin.
Mon avis
J’ai découvert la plume de George R.R. Martin en lisant A song of ice and fire (« Trône de fer »), dans lequel il excelle à manier les intrigues politiques à une échelle internationale et où il multiplie les points de vue narratifs. Armageddon Rag n’a rien à voir avec les univers imaginaires de la grande saga : c’est un thriller social haletant, ancré dans les années 1980.
La période au cours de laquelle le roman a été écrit est très importante dans l’intrigue. On y découvre les États-Unis hantés par les cauchemars coupables de leurs actions au Viêt Nam, à travers les réminiscences des personnages ; à la même période, les anciens rêveurs de 1968 sont entrés de plain-pied dans l’économie capitaliste et certains vivent mal cette désillusion (ou trahison). La curiosité envers les substances hallucinogènes et autres drogues a un peu perdu en intensité, mais « sex, drug and rock n’roll » a constitué une façon de vivre pour nombre d’Américains. Enfin, en littérature, l’œuvre de J.R.R Tolkien est désormais reconnue et inspire depuis au moins une décennie d’autres artistes.
C’est dans ce contexte contemporain torturé que vit Sandy Blair, un auteur qui a perdu ses repères. Sous prétexte d’enquêter sur le meurtre de l’agent qui a lancé son groupe favori, Sandy entreprend un road trip à travers le pays. Il y croise les enquêteurs chargés de l’affaire, mais aussi ses amis perdus de vue depuis qu’il est entré dans le rang ; chacun d’eux, désormais proches de la quarantaine, donne à G.R.R. Martin l’opportunité de présenter une facette de ces rêves et espoirs – pas perdus pour tous. L’intrigue associe habilement cette enquête sur soi et celle sur les meurtres, dans une atmosphère à la limite du fantastique avec des visions du passé en pleine rue, les stigmates du personnage étrange d’Edan Morse et les apparitions sur scène du sosie de Hobbins, le chanteur mort depuis plus d’une décennie. Mais l’auteur prend garde de laisser planer le doute, Sandy abusant sans complexe de l’alcool et des drogues hallucinogènes – jusqu’au dénouement.
Parmi les scènes les plus marquantes : un vol en ballon, moment de sérénité au milieu de la tempête incessante de l’intrigue ; un saut dans le passé qui renvoie Sandy dans une manifestation violemment réprimée par la police (et qui en ce moment, plus de trente ans après l’écriture, a de terrifiants échos avec notre actualité) ; le séjour avec la communauté en phase avec la nature, mais pas complètement coupée du monde actuel ; le concert final…
Ce roman bien rythmé regorge de références à l’œuvre de J.R.R. Tolkien et de Truman Capote, ainsi qu’aux groupes musicaux underground des années 1970 ; l’écriture de l’auteur nous permet de savourer l’intrigue même sans connaître vraiment les œuvres évoquées, mais cela m’a donné envie de lire De sang-froid (dans ma PAL anglophone depuis longtemps maintenant). C’est également un tableau réussi, un peu amer, des désillusions de la génération des babyboomers, une réflexion sur leur « mid-life crisis », alors qu’ils échouent à créer le monde dont ils rêvaient à Woodstock, et juste avant la fin de la guerre froide.
Extraits
« Ils martelaient des portes avec leurs poings, en défonçaient d’autres à coups de pied, exulsaient les mômes qu’ils trouvaient dans les chambres en les frappant, en les poussant, en leur gueulant de sortir, sortir, sortir ! Ils étaient sourds aux suppliques. Sandy entendaient les matraques claquer sur les bras, les dents, les crânes. (…) Un jeune Noir décharné tenta de résister et ils le chargèrent en levant leurs matraques, le cernèrent, le frappèrent, le frappèrent et le frappèrent encore. » (p. 146)
« Tout autour de lui les fantômes s’agitèrent et miroitèrent, simples silhouettes privées de substance. Les armées de la nuit, pensa-t-il. Et il les vit. D’un côté de la rue se massaient des ados dépenaillés et sarcastiques, vêtus de couleurs vives, uniquement armés de banderoles et de bannières, de fleurs et de slogans. (…) Ensemble, main dans la main, bras dessus bras dessous, ils oscillent en remuant les lèvres.
Et là, en face, les autres : un alignement rigide de guerriers droits et martiaux. » (p. 149-150)
À lire aussi
De sang-froid, de Truman Capote
The Lord of the rings, de J.R.R. Tolkien
A song of ice and fire, de G.R.R. Martin
Informations complémentaires
Armageddon Rag [The Armaggedon Rag] de George R.R. Martin
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Pugi
Collection Folio SF (n° 483)
Distribution SODIS
Parution : 05-05-2014
608 pages, sous couverture illustrée, 108 x 178 mm
ISBN : 9 782 070 457 014
9,70 €